Des adaptations néfastes
Les agents psychoactifs élèvent directement ou indirectement la stimulation des récepteurs des neuromédiateurs. L'activation excessive et souvent chronique des récepteurs est compensée par une régulation à la baisse du nombre de récepteurs fonctionnels soit par le découplage du système de transduction, soit par ralentissement de leur renouvellement (turn-over) ou soit par leur internalisation. Cette réponse adaptative physiologique vise à conserver l'homéostasie en maintenant la neurotransmission et la fonction cérébrale normales malgré une activation anormale des récepteurs par des molécules exogènes.
La réduction du nombre de récepteurs fonctionnels diminue l'efficacité de la molécule psychotrope. C'est le phénomène de tolérance qui incite le toxicomane à augmenter la dose de drogue afin d'obtenir un effet constant.
Avec le temps, le consommateur régulier de drogues a besoin d'augmenter sa dose pour ressentir les effets grisants de la première prise. Nous parlons alors de tolérance au produit. Le risque de surdosage s'ajoute alors à la toxicité propre de la drogue.
On a longtemps considérée la tolérance comme un phénomène exclusivement physiologique, une conséquence de l'adaptation de notre organisme à un produit régulièrement absorbé de sorte qu'il faille de plus en plus de ce produit pour atteindre l'effet recherché. On reconnaît aujourd'hui qu'elle constitue aussi une réalité psychopharmacologiques (en rapport aux effets exercés par des substances sur le psychisme). Occasionnellement et pour certains produits (ex : marijuana), on observe une tolérance inversée. Il s'agit d'une condition dans laquelle la réponse à une même quantité de substance apparaît plus rapidement ou plus intensément à la suite d'un usage répété. Enfin on parle de tolérance croisée, lorsque la tolérance envers une substance se généralise à d'autres substances dont l'action est semblable, par exemple, entre les anxiolytiques et l'alcool.
Cocaïne, alcool, cannabis, stimulants, sédatifs, hypnotiques, tabac sont autant de substances psychoactives. Celles-ci se lient sur des récepteurs cellulaires présents dans notre organisme, en particulier au niveau du cerveau, et conduisent à la dépendance. La dépendance est un syndrome pour lequel la consommation d'un produit devient une exigence supérieure à celle d'autres comportements qui avaient auparavant une plus grande importance.L'état de dépendance apparaît progressivement, avec la répétition des prises. Dans sa forme extrême, il se caractérise par un besoin impérieux du produit, qui pousse l'individu à sa recherche compulsive ("craving" pour les anglophones). On parle aussi d'addiction, mot anglo-saxon, lui-même issu d'un terme juridique de vieux français qui signifie devenir esclave pour rembourser ses dettes. C'est donc elle qui pose les problèmes les plus importants et qui fait l'objet des recherches actuelles.
L'identification de la dépendance s'effectue grâce aux symptômes qui se manifestent lorsque l'organisme est privé du produit auquel il s'est habitué. La dépendance est tant physique que psychique. Les symptômes de manque liés à la dépendance physique disparaissent après quelques jours d'abstinence. La dépendance psychique se traduit, quant à elle, par des troubles de l'humeur et peut subsister de nombreuses années après l'arrêt de la consommation du produit.
Cerner la dépendance est difficile; pourtant, les chercheurs disposent d'un atout important. Plusieurs aspects de la conduite des toxicomanes peuvent en effet être reproduits chez l'animal de laboratoire. Chez le rat comme chez l'homme, on peut distinguer nettement dépendance physique et dépendance psychique, les symptômes de cette dernière pouvant être retrouvés chez l'animal même après plusieurs mois d'abstinence.
La cocaïne n'entraîne aucun symptôme physique de manque; elle provoque pourtant une dépendance psychique très puissante.
Dans les années 1980, deux théories ont essayé d'expliquer à la fois pourquoi le toxicomane recherche la drogue de façon compulsive et pourquoi ce besoin ne fait que s'accroître. L'une est bâtie sur la souffrance, l'autre sur le plaisir. Pour les tenants de la première, le toxicomane cherche à compenser les phénomènes de manque qui augmentent au fur et à mesure que les prises se répètent. Cette théorie, dite du "renforcement négatif" -- la consommation de la drogue vise à éviter un événement négatif -- fut proposée dès 1948 par A. Wikler. Dans une version plus sophistiquée, Richard Solomon, de l'université de Pennsylvanie, a proposé que tout plaisir donne naissance, par réaction, à des sensations de déplaisir qui s'expriment lentement après l'effet euphorisant de la drogue. Et ce déplaisir devient d'autant plus intense que le nombre d'injections ayant engendré du plaisir est élevé. De fait, à l'époque où ces hypothèses ont été émises, la plupart des études concernaient les opiacés, comme l'héroïne ou la morphine, pour lesquelles le sevrage entraîne des réactions physiques très pénibles (tremblements, douleurs, diarrhées, sueurs). Mais la théorie présente une faille. En effet, les psychostimulants, dont font partie la cocaïne et les dérivés de l'amphétamine, n'entraînent aucun symptôme de ce type. Ils provoquent pourtant une dépendance psychique au moins aussi puissante que celle due aux opiacés. Même si la sensation physique du manque peut, dans certains cas, pousser le toxicomane à reprendre du produit, elle ne peut donc suffire à expliquer le "craving" et surtout le temps pendant lequel cet état se maintient.
Plutôt que le manque, n'est-ce pas le plaisir procuré par la drogue qui motive le toxicomane? Cette deuxième hypothèse, dite du "renforcement positif" -- la consommation de la drogue vise à répéter un événement positif --, a été formulée au milieu des années 1980. C'est en partie à cause des insuffisances de la première théorie que Jane Stewart puis Roy Wise, deux chercheurs de l'université Concordia à Montréal, se sont intéressés à des expériences pionnières faites dans les années 1950. J. Olds et P. Milner avaient montré que si l'on place une électrode dans certaines zones précises du cerveau d'un rat, l'animal apprend à appuyer sur une pédale qui, en fermant un circuit électrique, stimule la zone implantée. Le rat s'autostimule ainsi sans interruption. A tel point que si on lui donne le choix entre cette pédale et une autre qui délivre de la nourriture, il choisit la stimulation électrique et s'impose un jeûne fatal. Olds a alors défini un "circuit de la récompense", incluant les zones cérébrales sensibles à ce type de stimulation. Les deux régions les plus réactives sont l'hypothalamus et l'aire tegmentale ventrale.
Les cellules du cerveau qui font partie de ce circuit communiquent entre elles grâce à la dopamine. Elles sont toutes connectées à une structure située à la base du cerveau, l'hypothalamus, qui joue un rôle central dans les mécanismes de satisfaction ou de satiété (faim, soif, sexe, etc.). Ainsi, en présence d'un élément agréable, les organes des sens prélèvent une information qui comporte des caractéristiques physiques et hédoniques. La partie physique de l'information (odeur, forme, couleur, son, texture, etc.) est traitée par les zones du cerveau qui lui correspondent et l'aspect hédonique devient, quant à lui, un signal, annonçant une récompense. L'arrivée de ce signal dans le circuit de récompense se traduit par une augmentation de la quantité de dopamine circulant entre les cellules nerveuses. Après l'effet de satisfaction, l'hypothalamus envoie alors un nouveau message aux cellules du circuit afin de provoquer un retour à une activité normale.
Les substances psychoactives consommées ont une propriété comparable à celle des signaux naturels de récompense, décrits ci-dessus: elles provoquent une augmentation de la dopamine. Toutefois, il existe une différence de taille entre les deux: la modification de l'activité des cellules nerveuses du circuit, sous l'action des récompenses naturelles, ne dure qu'une à deux secondes alors que les drogues ont une action de plusieurs dizaines de minutes.
L'usage de la plupart des drogues s'accompagne du développement de phénomènes de conditionnement environnementaux qui stimulent le circuit de récompense. Ce circuit déclenche alors de très puissantes réponses tant physiologiques que psychologiques qui poussent, de manière insurmontable, le toxicomane à récidiver/rechuter. Ces conditionnements associent l'environnement où la drogue est consommée à la drogue elle-même. Ils sont installés de manière durable chez les grands toxicomanes, à tel point, que même après avoir décroché, ces conditionnements déclenchent des syndromes de manque violent chez des ex-toxicomanes complètement sevrés, s'ils sont mis en contact avec des situations liées à la prise de drogue. L'impact du conditionnement environnemental participe de manière non négligeable à la rechute de l'ex-toxicomane dans la consommation des stupéfiants et démontre de manière " criante " que la dépendance psychologique est un phénomène majeur dans la toxicomanie. La drogue paraît donc, avant tout, mettre en relief l'environnement associé à la récompense.
En effet, l'environnement qui entoure les injections, pour les toxicomanes, revêt une extrême importance. L'une des histoires les plus célèbres est sans doute celle des G.I. du Vietnam chez qui le taux d'héroïnomanie avait atteint un niveau tel, que le gouvernement américain commençait à envisager un programme spécial de désintoxication. Au grand soulagement des autorités, dès que les soldats sont revenus dans leurs familles, le pourcentage de toxicomanes est descendu à un niveau à peine supérieur à celui de la population générale: l'environnement avait changé. A l'inverse des héroïnomanes rechutent à la vue d'une seringue et les cocaïnomanes à la vue du talc.
Le niveau d'activité des neurones à dopamine expliquerait la recherche de récompense : c'est un niveau de base dans l'activité des neurones à dopamine. Un seuil autour duquel fluctue l'activité des neurones libérant la dopamine est fondamental dans l'attitude face aux drogues. C'est en fonction de lui, que le cerveau recherche la récompense (lorsqu'il est au dessus du seuil) ou le manque (lorsqu'il est en dessous du seuil).Selon toute vraisemblance, des stress chroniques augmentent le seuil d'activité des neurones à dopamine.
La sensibilité face aux drogues diffère d'une personne à l'autre. De fait, tous les individus qui utilisent de la drogue ne deviennent pas nécessairement dépendants. Il existe donc des vulnérabilités individuelles ou des processus de protection vis-à-vis de la toxicomanie. Cette variabilité se retrouve d'ailleurs chez les animaux. Lorsqu'on injecte de l'amphétamine à des rats, une proportion faible mais constante d'entre eux ne montre que très peu de changements dans leur comportement. D'autres ne développent jamais de tolérance inverse. Une part est bien sûr innée: la sensibilité aux drogues des neurones libérant la dopamine diffère probablement d'une personne à l'autre. Mais la susceptibilité dépend aussi de l'histoire de l'individu, en particulier des situations plus ou moins conflictuelles qu'il a pu rencontrer au cours de son existence. De cette histoire individuelle dépend le seuil dont nous avons parlé.
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